Il y avoit autrefois un Roi qui aimoit son peuple. . . Cela
commence comme un conte de Fée, interrompit le Druide? C’en est un
aussi, répondit Jalamir. Il y avoit donc un Roi qui aimoit son
peuple, et qui, par conséquent, en étoit adoré. Il avoit fait tous
ses efforts pour trouver des Ministres aussi bien intentionnés que
lui; mais ayant enfin reconnu la folie d’une pareille recherche,
il avoit pris le parti de faire par lui-même toutes les choses
qu’il pouvoit dérober à leur mal-faisante activité. Comme il étoit
fort entêté du bizarre projet de rendre ses sujets heureux, il
agissoit en conséquence, et une conduite si singuliere lui donnoit
parmi les Grands un ridicule ineffaçable. Le peuple le bénissoit,
mais à la Cour il passoit pour un fou. A cela près, il ne manquoit
pas de mérite; aussi s’appelloit-il Phénix.

Si ce Prince étoit extraordinaire, il avoit une femme qui l’étoit
moins. Vive, étourdie, capricieuse, folle par la tête, sage par le
coeur, bonne par tempérament, méchante par caprice; voilà en
quatre mots le portroit de la Reine. Fantasque étoit son nom: nom
célèbre qu’elle avoit reçu de ses ancêtres en ligne féminine, et
dont elle soutenoit dignement l’honneur. Cette personne si
illustre et si raisonnable, étoit le charme et le supplice de son
cher époux, car elle l’aimoit aussi fort sincérement, peut-être à
cause de la facilité qu’elle avoit à le tourmenter. Malgré l’amour
réciproque qui régnoit entre eux, ils passerent plusieurs années
sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en étoit
pénétré de chagrin, et la Reine s’en mettoit dans des impatiences
dont ce bon Prince ne se ressentoit pas tout seul: elle s’en
prenoit à tout le monde, de ce qu’elle n’avoit point d’enfans; il
n’y avoit pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdiment
quelque secret pour en avoir, et qu’elle ne rendît responsable du
mauvais succès.

Les médecins ne furent point oubliés; car la Reine avoit pour eux
une docilité peu commune, et ils n’ordonnoient pas une drogue
qu’elle ne fît préparer très-soigneusement, pour avoir le plaisir
de la leur jetter au nez, à l’instant qu’il faloit prendre. Les
Derviches eurent leur tour; il falut recourir aux neuvaines, aux
voeux, sur-tout aux offrandes; et malheur aux desservans des
Temples où Sa Majesté alloit en pélerinage: elle fourrageoit tout,
et sous prétexte d’aller respirer un air prolifique, elle ne
manquoit jamais de mettre sens dessus-dessous toutes les cellules
des Moines. Elle portoit aussi leurs reliques, et s’affubloit
alternativement de tous leurs différens équipages: tantôt c’étoit
un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir, tantôt un capuchon,
tantôt un scapulaire; il n’y avoit sorte de mascarade monastique
dont sa dévotion ne s’avisât; et comme elle avoit un petit air
éveillé qui la rendoit charmante sous tous ses déguisemens, elle
n’en quittoit aucun sans avoir eu soin de s’y faire peindre.

Enfin à force de dévotions si bien faites, à force de médecines
si sagement employées, le ciel et la terre exaucèrent les voeux de
la Reine; elle devint grosse au moment qu’on commençoit à en
désespérer. Je laisse à deviner la joie du Roi et celle du peuple.
Pour la sienne, elle alla, comme toutes ses passions jusqu’à
l’extravagance: dans ses transports, elle cassoit et brisoit tout;
elle embrassoit indifféremment tout ce qu’elle rencontroit,
hommes, femmes, courtisans, valets; c’étoit risquer de se faire
étouffer que se trouver sur son passage. Elle ne connoissoit
point, disoit-elle, de ravissement pareil à celui d’avoir un
enfant à qui elle pût donner le fouet tout à son aise, dans ses
momens de mauvaise humeur.

Comme la grossesse de la Reine avoit été long-tems inutilement
attendue, elle passoit pour un de ces événemens extraordinaires,
dont tout le monde veut avoir l’honneur. Les médecins
l’attribuoient à leurs drogues, les moines à leurs reliques, le
peuple à ses prières, et le Roi à son amour. Chacun s’intéressoit
à l’enfant qui devoit naître comme si c’eût été le sien, et tous
faisoient des voeux sinceres pour l’heureuse naissance du Prince,
car on en vouloit un; et le peuple, les Grands et le Roi
réunissoient leurs desirs sur ce point. La Reine trouva fort
mauvais qu’on s’avisât de lui prescrire de qui elle devoit
accoucher, et déclara qu’elle prétendoit avoir une fille; ajoutant
qu’il lui paroissoit assez singulier que quelqu’un osât lui
disputer le droit de disposer d’un bien qui n’appartenoit
incontestablement qu’à elle seule.

Phénix voulut en vain lui faire entendre raison; elle lui dit
nettement que ce n’étoient point-là ses affaires, et s’enferma
dans son cabinet pour bouder; occupation chérie à laquelle elle
employoit régulièrement au moins six mais de l’année. Je dis six
mais, non de suite; c’eût été autant de repos pour son mari, mais
pris dans des intervalles propres à le chagriner.

Le Roi comprenoit fort bien que les caprices de la mère ne
détermineroient pas le sexe de l’enfant; mais il étoit au
désespoir qu’elle donnât ainsi ses travers en spectacle à toute la
Cour. Il eût sacrifié tout au monde pour que l’estime universelle
eût justifié l’amour qu’il avoit pour elle, et le bruit qu’il fit
mal-à-propos en cette occasion ne fut pas la seule folie que lui
eût fait faire le ridicule espoir de rendre sa femme raisonnable.

Ne sachant plus à quel Saint se vouer, il eut recours à la Fée
Discrète son amie, et la protectrice de son royaume. La Fée lui
conseilla de prendre les voies de la douceur, c’est-à-dire de
demander excuse à la Reine. Le seul but, lui dit-elle, de toutes
les fantaisies des femmes est de désorienter un peu la morgue
masculine, et d’accoutumer les hommes à l’obéissance qui leur
convient. Le meilleur moyen que vous ayez de guérir les
extravagances de votre femme, est d’extravaguer avec elle. Dès le
moment que vous cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous
qu’elle cessera d’en avoir, et qu’elle n’attend pour devenir sage,
que de vous avoir rendu bien complétement fou. Faites donc les
choses de bonne grâce, et tâchez de céder en cette occasion, pour
obtenir tout ce que vous voudrez dans une autre. Le Roi crut la
Fée, et pour se conformer à son avis, s’étant rendu au cercle de
la Reine, il la prit à part, lui dit tout bas qu’il étoit fâché
d’avoir contesté contre elle mal-à-propos, et qu’il tâcheroit de
la dédommager à l’avenir par sa complaisance de l’humeur qu’il
pouvoit avoir mise dans ses discours, en disputant impoliment
contre elle.

Fantasque qui craignit que la douceur de Phénix ne la couvrît
seule de tout le ridicule de cette affaire, se hâta de lui
répondre que sous cette excuse ironique elle voyoit encore plus
d’orgueil que dans les disputes précédentes, mais que puisque les
torts d’un mari n’autorisoient point ceux d’une femme elle se
hâtoit de céder en cette occasion comme elle avoit toujours fait:
Mon prince et mon époux, ajouta-t-elle tout haut, m’ordonne
d’accoucher d’un garçon et je sois trop bien mon devoir pour
manquer d’obéir. Je n’ignore pas que quand sa Majesté m’honore des
marques de sa tendresse, c’est moins pour l’amour de moi que pour
celui de son Peuple, dont l’intérêt ne l’occupe guère moins la
nuit que le jour; je dois imiter un si noble désintéressement, et
je vois demander au Divan un mémoire instructif du nombre et du
sexe des enfans qui conviennent à la famille Royale; mémoire
important au bonheur de l’Etat et sur lequel toute Reine doit
apprendre à régler sa conduite pendant la nuit.

Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle avec beaucoup
d’attention et je vous laisse à penser combien d’éclats de rire
furent assez maladroitement étouffés. Ah! dit tristement le Roi en
sortant et haussant les épaules; je vois bien que quand on a une
femme folle on ne peut éviter d’être un sot.

La Fée Discrète dont le sexe et le nom contrastoient quelques fois
plaisamment dans son caractère, trouva cette querelle si
réjouissante qu’elle résolut de s’en amuser jusqu’au bout. Elle
dit publiquement au Roi qu’elle avoit consulté les Comètes qui
prédisent à la naissance des Princes, et qu’elle pouvoit lui
répondre que l’Enfant qui naîtroit de lui seroit un garçon; mais
en secret elle assura la Reine qu’elle auroit une fille.

Cet avis rendit tout-à-coup Fantasque aussi raisonnable qu’elle
avoit été capricieuse jusqu’àlors. Ce fut avec une douceur et une
complaisance infinies qu’elle prit toutes les mesures possibles
pour désoler le Roi et toute la Cour. Elle se hâta de faire faire
une layette des plus superbes, affectant de la rendre si propre à
un garçon qu’elle devînt ridicule à une fille; il falut dans ce
dessein changer plusieurs modes; mais tout cela ne lui coûtoit
rien. Elle fit préparer un beau collier de l’ordre tout brillant
de pierreries, et voulut absolument que le Roi nommât d’avance le
Gouverneur et le Précepteur du jeune Prince.

Si-tôt qu’elle fut sûre d’avoir une fille elle ne parla que de son
fils, et n’omit aucune des précautions inutiles qui pouvoient
faire oublier celles qu’on auroit dû prendre. Elle rioit aux
éclats en se peignant la contenance étonnée et bête qu’auroient
les Grands et les Magistrats qui devoient orner ses couches de
leur présence. Il me semble, disoit-elle à la Fée, voir d’un c ôté
notre vénérable Chancelier arborer de grandes lunettes pour
vérifier le sexe de l’enfant, et de l’autre sa sacrée Majesté
baisser les yeux, et dire en balbutiant: je croyois...... la Fée
m’avoit pourtant dit...... Messieurs, ce n’est pas ma faute; et
d’autres apophtegmes aussi spirituels recueillis par les savans de
la Cour et bien tôt portés jusqu’aux extrémités des Indes.

  • Elle se représentoit avec un plaisir malin le désordre et la
confusion que ce merveilleux événement alloit jetter dans toute
l’assemblée. Elle se figuroit d’avance les disputes, l’agitation
de toutes les Dames du Palois pour réclamer, ajuster, concilier en
ce moment imprévu les droits de leurs importantes charges, et
toute la Cour en mouvement pour un béguin.

Ce fut aussi dans cette occasion qu’elle inventa le décent et
spirituel usage de faire haranguer par les Magistrats en robe, le
Prince nouveau-né. Phénix voulut lui représenter que c’étoit
avilir la Magistrature à pure perte et jetter un comique
extravagant sur tout le cérémonial de la Cour, que d’aller en
grand appareil étaler du phébus à un petit Marmot avant qu’il le
pût entendre, ou du moins y répondre.

Eh tant mieux! reprit vivement la Reine, tant mieux pour votre
fils! Ne seroit-il pas trop heureux que toutes les bêtises qu’ils
ont à lui dire fussent épuisées avant qu’il les entendît, et
voudriez-vous qu’on lui gardât pour l’âge de raison des discours
propres à le rendre fou? Pour Dieu laissez-les haranguer tout leur
bien-aise, tandis qu’on est sûr qu’il n’y comprend rien et qu’il
en a l’ennui de moins: vous devez savoir de reste qu’on n’en est
pas toujours quitte à si bon marché. Il en falut passer par-là, et
de l’ordre exprès de sa Majesté les Présidens du Sénat et des
Académies commencèrent à composer, étudier, raturer, et feuilleter
leur Vaumorière et leur Démosthène pour apprendre à parler à un
Embryon.

Enfin le moment critique arriva. La Reine sentit les premières
douleurs avec des transports de joie dont on ne s’avise gueres en
pareille occasion. Elle se plaignoit de si bonne grâce et pleuroit
d’un air si riant qu’on eût cru que le plus grand de ses plaisirs
étoit celui d’accoucher.

Aussi-tôt ce fut dans tout le Palois une rumeur épouvantable. Les
uns couroient chercher le Roi, d’autres les Princes, d’autres les
Ministres, d’autres le Sénat, le plus grand nombre et les plus
pressés alloient pour aller et roulant leur tonneau comme Diogène
avoient pour toute affaire de se donner un air affairé. Dans
l’empressement de rassembler tant de gens nécessaires, la dernière
personne à qui l’on songea fut l’accoucheur, et le Roi que son
trouble mettoit hors de lui ayant demandé par mégarde une sage-
femme, cette inadvertance excita parmi les Dames du Palois des ris
immodérés qui joints à la bonne humeur de la Reine, firent
l’accouchement le plus gai dont on eut jamais entendu parler.

Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le secret de la Fée, il
n’avoit pas laissé de transpirer parmi les femmes de sa maison, et
celles-ci le gardèrent si soigneusement elles-mêmes, que le bruit
fut plus de trois jours à s’en répandre par toute la Ville, de
sorte qu’il n’y avoit depuis long-tems que le Roi seul qui n’en
sût rien. Chacun étoit donc attentif à la scène qui se préparoit;
l’intérêt public fournissant un prétexte à tous les curieux de
s’amuser aux dépens de la Famille Royale, ils se faisoient une
fête d’épier la contenance de leurs Majestés, et de voir comment
avec deux promesses contradictoires, la Fée pourroit se tirer
d’affaire et conserver son crédit.

Oh çà, Monseigneur, dit Jalamir au Druide en s’interrompant;
convenez qu’il ne tient qu’à moi de vous impatienter dans les
règles: car vous sentez bien que voici le moment des digressions,
des portraits, et de cette multitude de belles choses que tout
auteur homme d’esprit ne manque jamais d’employer à propos dans
l’endroit le plus intéressant pour amuser ses lecteurs! Comment,
par Dieu, dit le Druide, t’imagines-tu qu’il y en ait d’assez sots
pour lire tout cet esprit-là? Apprends qu’on a toujours celui de
le passer, et qu’en dépit de Monsieur l’Auteur, on a bien-tôt
couvert son étalage des feuillets de son livre. Et toi qui fois
ici le raisonneur, penses-tu que tes propos vaillent mieux que
l’esprit des autres, et que pour éviter l’imputation d’une
sottise, il suffise de dire qu’il ne tiendroit qu’à toi de la
faire? Vraiment, il ne faloit que le dire pour le prouver. Et
malheureusement je n’ai pas, moi, la ressource de tourner les
feuillets. Consolez-vous, lui dit doucement Jalamir; d’autres les
tourneront pour vous si jamais on écrit ceci. Cependant,
considérez que voilà toute la Cour rassemblée dans la chambre de
la Reine; que c’est la plus belle occasion que j’aurai jamais de
vous peindre tant d’illustres originaux, et la seule, peut-être,
que vous aurez de les connoître. Que Dieu t’entendre, repartit
plaisamment le Druide; je ne les connoîtrai que trop par leurs
actions: fais-les donc agir si ton histoire a besoin d’eux, et
n’en dis mot s’ils sont inutiles: je ne veux point d’autres
portraits que les faits. Puisqu’il n’y a pas moyen, dit Jalamir,
d’égayer mon récit par un peu de métaphysique, j’en vois tout
bêtement reprendre le fil; mais conter pour conter est d’un ennui:
vous ne savez pas combien de belles choses vous allez perdre!
Aidez-moi, je vous prie, à me retrouver; car l’essentiel m’a
tellement emporté, que je ne sois plus à quoi j’en étois du conte.

A cette Reine, dit le Druide impatienté, que tu as tant de peine à
faire accoucher et avec laquelle tu me tiens depuis une heure en
travail. Oh, oh! reprit Jalamir; croyez-vous que les enfans des
Rois se pondent comme des oeufs de grive? Vous allez voir si ce
n’étoit pas bien la peine de pérorer. La Reine donc, après bien
des cris et des ris, tira enfin les curieux de peine et la Fée
d’intrigue, en mettant au jour une fille et un garçon plus beaux
que la lune et le soleil, et qui se ressembloient si fort, qu’on
avoit peine à les distinguer, ce qui fit que dans leur enfance on
se plaisoit à les habiller de même. Dans ce moment si désiré, le
Roi sortant de la Majesté pour se rendre à la nature, fit des
extravagances qu’en d’autres tems il n’eût pas laissé faire à la
Reine, et le plaisir d’avoir des Enfans le rendoit si enfant lui
même, qu’il courut sur son balcon crier à pleine tête. Mes amis,
réjouissez-vous tous; il vient de me naître un Fils, et à vous un
Père, et une Fille à ma Femme. La Reine, qui se trouvoit pour la
première fois de sa vie à pareille fête, ne s’apperçut pas de tout
l’ouvrage qu’elle avoit fait, et la Fée qui connoissoit son esprit
fantasque se contenta, conformément à ce qu’elle avoit désiré, de
lui annoncer d’abord une Fille. La Reine se la fit apporter, et ce
qui surprit fort les spectateurs, elle l’embrassa tendrement, à la
vérité, mais les larmes aux yeux et avec un air de tristesse qui
cadroit mal avec celui qu’elle avoit eu jusqu’àlors. J’ai déjà dit
qu’elle aimoit sincèrement son Epoux: elle avoit été touchée de
l’inquiétude et de l’attendrissement qu’elle avoit lu dans ses
regards durant ses souffrances. Elle avoit fait dans un tems, à
la vérité, singulièrement choisi, des réflexions sur la cruauté
qu’il y avoit à désoler un mari si bon, et quand on lui présenta
sa Fille, elle ne songea qu’au regret qu’auroit le Roi de n’avoir
pas un Fils. Discrète à qui l’esprit de son sexe et le don de
féerie apprenoient à lire facilement dans les coeurs, pénétra sur-
le-champ ce qui se passoit dans celui de la Reine, et n’ayant plus
de raison pour lui déguiser la vérité, elle fit apporter le jeune
Prince. La Reine revenue de sa surprise, trouva l’expédient si
plaisant, qu’elle en fit des éclats de rire dangereux dans l’état
où elle étoit. Elle se trouva mal. On eut beaucoup de peine à la
faire revenir, et si la Fée n’eût répondu de sa vie, la douleur la
plus vive alloit succéder aux transports de joie dans le coeur du
Roi et sur les visages des Courtisans.

Mais voici ce qu’il y eut de plus singulier dans toute cette
aventure: le regret sincère qu’avoit la Reine d’avoir tourmenté
son mari, lui fit prendre une affection plus vive pour le jeune
Prince que pour sa soeur, et le Roi de son c ôté qui adoroit la
Reine, marqua la même préférence à la Fille qu’elle avoit
souhaitée. Les caresses indirectes que ces deux uniques Epoux se
faisoient ainsi l’un à l’autre devinrent bientôt un goût très-
décidé, et la Reine ne pouvoit non plus se passer de son Fils que
le Roi de sa Fille.

Ce double événement fit un grand plaisir à tout le Peuple, et le
rassura du moins pour un tems sur la frayeur de manquer de
maîtres. Les esprits-forts qui s’étoient moqués des promesses de
la Fée furent moqués à leur tour. mais ils ne se tinrent pas pour
battus, disant qu’ils n’accordoient pas même à la Fée
l’infaillibilité du mensonge ni à ses prédictions la vertu de
rendre impossibles les choses qu’elle annonçoit. D’autres, fondés
sur la prédilection qui commençoit à se déclarer, poussèrent
l’impudence jusqu’à soutenir qu’en donnant un Fils à la Reine et
une Fille au Roi, l’événement avoit de tout point démenti la
prophétie.

Tandis que tout se disposoit pour la pompe du baptême des deux
nouveaux nés, et que l’orgueil humain se préparoit à briller
humblement aux autels des Dieux...... Un moment, interrompit le
Druide; tu me brouilles d’une terrible façon. Apprends-moi je te
prie, en quel lieu nous sommes. D’abord, pour rendre la Reine
enceinte, tu la promenois parmi des reliques et des capuchons.
Après cela tu nous as tout-à-coup fait passer aux Indes. A présent
tu viens me parler du baptême, et puis des autels des Dieux. Par
le grand Tharamis, je ne sois plus si dans la cérémonie que tu
prépares nous allons adorer Jupiter, la bonne Vierge, ou Mahomet.
Ce n’est pas qu’à moi Druide, il m’importe beaucoup que tes deux
bambins soient baptisés ou circoncis, mais encore faut-il observer
le costume, et ne pas m’exposer à prendre un Evêque pour le
Moufti, et le Missel pour l’Alcoran. Le grand malheur! lui dit
Jalamir, d’aussi fins que vous s’y tromperoient bien. Dieu garde
de mal tous les Prélats qui ont des sérails et prennent pour de
l’arabe le latin du bréviaire: Dieu fasse paix à tous les honnêtes
Cafards qui suivent l’intolérance du Prophète de la Mecque,
toujours prêts à massacrer saintement le genre-humain pour la plus
grande gloire du Créateur: mais vous devez vous ressouvenir que
nous sommes dans un pays de Fées, où l’on n’envoie personne en
enfer pour le bien de son âme, où l’on ne s’avise point de
regarder au prépuce des gens pour les damner ou les absoudre, et
où la Mitre et le Turban verd couvrent également les têtes sacrées
pour servir de signalement aux yeux des sages, et de parure à ceux
des sots.

Je sois bien que les loix de la Géographie qui règlent toutes les
Religions du monde, veulent que les deux nouveau-nés soient
Musulmans, mais on ne circoncit que les mâles, et j’ai besoin que
mes jumeaux soient administrés tous deux; ainsi trouvez bon que je
les baptise. Fois, fois, dis le Druide; voilà, foi de Prêtre, un
choix le mieux motivé dont j’aye entendu parler de ma vie.

La Reine qui se plaisoit à bouleverser toute l’étiquette, voulut
se lever au bout de six jours, et sortir le septième, sous
prétexte qu’elle se portoit bien; en effet, elle nourrissoit ses
enfans. Exemple odieux dont toutes les femmes lui représentèrent
très-fortement les conséquences. mais Fantasque qui craignoit les
ravages du lait répandu, soutint qu’il n’y a point de tems plus
perdu pour le plaisir de la vie, que celui qui vient après la
mort; que le sein d’une femme morte se flétrit pas moins que celui
d’une nourrice, ajoutant d’un ton de Duègne, qu’il n’y a point de
si belle gorge aux yeux d’un mari, que celle d’une mère qui
nourrit ses enfans. Cette intervention des maris, dans les soins
qui les regardent si peu, fit beaucoup rire les dames, et la
Reine, trop jolie pour l’être impunément, leur parut dès-lors,
malgré ses caprices, presque aussi ridicule que son Epoux,
qu’elles appeloient par dérision, le Bourgeois de Vaugirard.

Je te vois venir, dit aussi-tôt le Druide, tu voudrois me donner
insensiblement le rôle de Schah-bahan, et me faire demander s’il y
a aussi un Vaugirard aux Indes, comme un Madrid au Bois de
Boulogne, un Opéra dans Paris, et un Philosophe à la Cour. mais
poursuis ta rapsodie, et ne me tends plus ces pièges; car n’étant
ni marié, ni Sultan, ce n’est pas la peine d’être un sot.

Enfin, dit Jalamir sans répondre au Druide, tout étant prêt, le
jour fut pris pour ouvrir les portes du Ciel aux deux nouveau-nés.
La Fée se rendit de bon matin au Palois, et déclara aux augustes
Epoux qu’elle alloit faire à chacun de leurs enfans un présent
digne de leur naissance et de son pouvoir. Je veux, dit-elle,
avant que l’eau magique les dérobe à ma protection, les enrichir
de mes dons, et leur donner des noms plus efficaces que ceux de
tous les pieds-plats du Calendrier, puisqu’ils exprimeront des
perfections dont j’aurai soin de le douer en même tems: mais comme
vous devez connoître mieux que moi les qualités qui conviennent au
bonheur de votre famille et de vos peuples, choisissez vous-mêmes
et faites ainsi d’un seul acte de volonté sur chacun de vos deux
enfans, ce que vingt ans d’éducation font rarement dans la
jeunesse, et que la raison ne fait plus dans un âge avancé.

Aussi-tôt grande altercation entre les deux Epoux. La Reine
prétendoit seule régler à sa fantaisie le caractère de toute sa
famille; et le bon Prince qui sentoit toute l’importance d’un
pareil choix, n’avoit garde de l’abandonner au caprice d’une femme
dont il adoroit les folies sans les partager. Phénix vouloit des
enfans qui devinssent un jour des gens raisonnables; Fantasque
aimoit mieux avoir de jolis enfans, et pourvu qu’ils brillassent
à six ans, elle s’embarrassoit fort peu qu’ils fussent des sots à
trente. La Fée eut beau s’efforcer de mettre leurs Majestés
d’accord; bientôt le caractère des nouveau-nés ne fut plus que le
prétexte de la dispute, et il n’étoit pas question d’avoir raison,
mais de se mettre l’un l’autre à la raison.

Enfin Discrète imagina un moyen de tout ajuster, sans donner le
tort à personne, ce fut que chacun disposât à son gré de l’enfant
de son sexe. Le Roi approuva un expédient qui pourvoyoit à
l’essentiel, en mettant à couvert des bizarres souhaits de la
Reine, l’héritier présomptif de la couronne, et voyant les deux
enfans sur les genoux de leur gouvernante, il se hâta de s’emparer
du Prince, non sans regarder sa soeur d’un oeil de commisération.
mais Fantasque, d’autant plus mutinée qu’elle avoit moins raison
de l’être, courut comme une emportée à la jeune Princesse, et la
prenant aussi dans ses bras: vous vous unissez tous, dit-elle,
pour m’excéder, mais afin que les caprices du Roi tournent malgré
lui-même au profit d’un de ses enfans, je déclare que je demande
pour celui que je tiens, tout le contraire de ce qu’il demandera
pour l’autre. Choisissez maintenant, dit-elle au Roi d’un air de
triomphe, et puisque vous trouvez tant de charmes à tout diriger,
décidez d’un seul mot le sort de votre famille entière. La Fée et
le Roi tâchèrent en vain de la dissuader d’une résolution qui
mettoit ce Prince dans un étrange embarras; elle n’en voulut
jamais démordre, et dit qu’elle se félicitoit beaucoup d’un
expédient qui feroit rejaillir sur sa fille tout le mérite que le
Roi ne sauroit pas donner à son fils. Ah! dit ce Prince outré de
dépit, vous n’avez jamais eu pour votre fille que de l’aversion,
et vous le prouvez dans l’occasion la plus importante de sa vie;
mais, ajouta-t-il dans un transport de colère dont il ne fut pas
le maître, pour la rendre parfaite en dépit de vous, je demande
que cet enfant-ci vous ressemble. Tant mieux pour vous et pour
lui, reprit vivement la Reine, mais je serai vengée, et votre
fille vous ressemblera. A peine ces mots furent-ils lâchés de part
et d’autre avec une impétuosité sans égale, que le Roi, désespéré
de son étourderie les eût bien voulu retenir; mais c’en étoit
fait, et les deux enfans étoient doués sans retour des caractères
demandés. Le garçon reçut le nom de Prince Caprice, et la fille
s’appella la Princesse Raison, nom bizarre qu’elle illustra si
bien qu’aucune femme n’osa le porter depuis.

Voilà donc le futur successeur au trône orné de toutes les
perfections d’une jolie femme, et la Princesse sa soeur destinée à
posséder un jour toutes les vertus d’un honnête homme, et les
qualités d’un bon Roi; partage qui ne paraissoit pas des mieux
entendus, mais sur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plaisant
fut que l’amour mutuel des deux Epoux agissant en cet instant avec
toute la force que lui rendoient toujours, mais souvent trop tard,
les occasions essentielles, et la prédilection ne cessant d’agir,
chacun trouva celui de ses enfans qui devoit lui ressembler, le
plus mal partagé des deux, et songea moins à le féliciter qu’à le
plaindre. Le Roi prit sa fille dans ses bras, et la serrant
tendrement: hélas, lui dit-il, que te serviroit la beauté même de
ta mère, sans son talent pour la faire valoir? Tu seras trop
raisonnable pour faire tourner la tête à personne! Fantasque plus
circonspecte sur ses propres vérités, ne dit pas tout ce qu’elle
pensoit de la sagesse du Roi futur, mais il étoit aisé de douter,
à l’air triste dont elle le caressoit, qu’elle eût au fond du
coeur une grande opinion de son partage. Cependant le Roi la
regardant avec une sorte de confusion, lui fit quelques reproches
sur ce qui s’étoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais ils
sont votre ouvrage; nos enfans auroient valu beaucoup mieux que
nous, vous êtes cause qu’ils ne feront que nous ressembler. Au
moins, dit-elle aussi-tôt, en sautant au cou de son mari, je suis
sûre qu’ils s’aimeront autant qu’il est possible. Phénix touché de
ce qu’il y avoit de tendre dans cette saillie, se consola par
cette réflexion qu’il avoit si souvent occasion de faire qu’en
effet la bonté naturelle, et un coeur sensible suffisent pour tout
réparer.

Je devine si bien tout le reste, dit le Druide à Jalamir en
l’interrompant, que j’achèverois le conte pour toi. Ton Prince
Caprice fera tourner la tête à tout le monde, et sera trop bien
l’imitateur de sa mère pour n’en pas être le tourment. Il
bouleversera le Royaume en le voulant réformer. Pour rendre ses
sujets heureux, il les mettra au désespoir, s’en prenant toujours
aux autres de ses propres torts; injuste pour avoir été imprudent,
le regret de ses fautes lui en fera commettre de nouvelles. Comme
la sagesse ne le conduira jamais, le bien qu’il voudra faire
augmentera le mal qu’il aura fait. En un mot, quoiqu’au fond il
soit bon, sensible et généreux, ses vertus mêmes lui tourneront à
préjudice, et sa seule étourderie unie à tout son pouvoir, le fera
plus haïr que n’auroit fait une méchanceté raisonnée. D’un autre c
ôté ta Princesse Raison, nouvelle héroïne du pays des Fées,
deviendra un prodige de sagesse et de prudence, et sans avoir
d’adorateurs se fera tellement adorer du Peuple, que chacun fera
des voeux pour être gouverné par elle: sa bonne conduite
avantageuse à tout le monde et à elle-même, ne fera du tort qu’à
son frère, dont on opposera sans cesse les travers à ses vertus,
et à qui la prévention publique donnera tous les défauts qu’elle
n’aura pas, quand même il ne les auroit pas lui-même. Il sera
question d’intervertir l’ordre de la succession au trône,
d’asservir la marotte à la quenouille, et la fortune à la raison.
Les Docteurs exposeront avec emphase les conséquences d’un tel
exemple et prouveront qu’il vaut mieux que le peuple obéisse
aveuglément aux enragés que le hasard peut lui donner pour
maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raisonnables; que
quoiqu’on interdise à un fou le gouvernement de son propre bien,
il est bon de lui laisser la suprême disposition de nos biens et
de nos vies; que le plus insensé des hommes est encore préférable
à la plus sage des femmes, et que le mâle ou le premier né, fût-il
un singe ou un loup, il faudroit en bonne politique qu’une Héroïne
ou un Ange, naissant après lui, obéît à ses volontés. Objections
et répliques de la part des séditieux, dans lesquelles Dieu soit
comme on verra briller ta sophistique éloquence; car je te
connois; c’est sur-tout à médire de ce qui se fait, que ta bile
s’exhale avec volupté, et ton amere franchise semble se réjouir de
la méchanceté des hommes, par le plaisir qu’elle prend à la leur
reprocher.

Tubleu, Père Druide, comme vous y allez, dit Jalamir tout surpris;
quel flux de paroles! Où diable avez vous pris de si belles
tirades? Vous ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois
sacré, quoique vous n’y parliez pas plus vrai. Si je vous laissois
faire, vous changeriez bientôt un conte de Fées en un traité de
politique, et l’on trouveroit quelque jour dans les cabinets des
Princes Barbe-bleue ou Peau-d’âne au lieu de Machiavel. mais ne
vous mettez point tant en frais pour deviner la fin de mon Conte.

Pour vous montrer que les dénouemens ne manquent pas au besoin,
j’en vois dans quatre mots expédier un non pas aussi savant que le
vôtre, mais peut-être aussi naturel, et à coup sûr plus imprévu.

Vous saurez donc que les deux enfans jumeaux étant, comme je l’ai
remarqué, fort semblables de figure et de plus habillés de même,
le Roi croyant avoir pris son fils tenoit sa fille entre ses bras
au moment de l’influence, et que la Reine trompée par le choix de
son mari ayant aussi pris son fils pour sa fille, la Fée profita
de cette erreur pour douer les deux enfans de la manière qui leur
convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de la Princesse,
Raison celui du Prince son frère, et en dépit des bizarreries de
la Reine, tout se trouva dans l’ordre naturel. Parvenu au Trône
après la mort du Roi, Raison fit beaucoup de bien et fort peu de
bruit; cherchant plutôt à remplir ses devoirs qu’à s’acquérir de
la réputation, il ne fit ni guerre aux étrangers ni violence à ses
sujets et reçut plus de bénédictions que d’éloges. Tous les
projets formés sous le précédent règne furent exécutés sous celui-
ci, et en passant de la domination du Père sous celle du fils, les
Peuples deux fois heureux crurent n’avoir pas changé de Maître.
La Princesse Caprice, après avoir fait perdre la vie ou la raison
à des multitudes d’amans tendres et aimables, fut enfin mariée à
un Roi voisin qu’elle préféra, parce qu’il portoit la plus longue
moustache et sautoit le mieux à cloche-pied. Pour Fantasque elle
mourut d’une indigestion de pieds de Perdrix en ragoût qu’elle
voulut manger avant de se mettre au lit où le Roi se morfondoit à
l’attendre, un soir qu’à force d’agaceries elle l’avoit engagé à
venir coucher avec elle.
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