Extraches escriches


SUR LE FLEUVE AMOUR

Elle est née au bord de l'Amour, dans une cabane jaune, un soir... Le village est tout empli d'un bêlement de moutons. Chaque maison parfume ses poutres d'une odeur de cuisine grasse. Le fleuve bordé d'arbres blancs charrie un limon très tendre. Les renards bleus ont franchi la muraille. Une neige calme tombe sur la Sibérie.
Elle est née sur une natte de poil de chèvre, qui lui inflige la première piqûre de la vie. Pas de médecin ni de vieille femme diplômée. Le père est en forêt pour la saison du bouleau. Seul le frère aîné, Tserzef, cinq ans, aide à la délivrance. Il porte dans ses mains le bol de faïence plein de miel de l'Altaï, et à petits coups gauches, il en badi-geonne les lèvres de Ludmilla. Parfois, si la mère s'arrête un instant de gémir, en cachette il lèche ses doigts dorés. On n'entend, dehors, que l'aboi du chien Ksour contre la lune nouvelle.
Elle a grandi près de l'eau. Ou plutôt, c'est le fleuve qui s'est amenuisé jusqu'à elle. D'abord, c'était une vaste étendue d'eau de haute taille, pâle et farouche, gardée par des arbres en armes. Puis, Ludmilla l'a vu diminuer jour à jour de largeur et de sévérité, se proportionner à elle-même, sou-rire à travers ses glaces, ou, l'été, fleurir pour elle. Et un jour, elle a osé. Elle l'a pris dans ses bras, et elle a joué avec...

JEANNE D'ARC

Du haut du bûcher, Jeanne considérait le specta-cle de cette foule et de cette ville. C'était un de ces moments de pathétique silence qui précèdent les grands cataclysmes, un de ces silences lourds de mort. En bas, sur la place, les soldats à casaques rouges se démenaient, rapetissés et rigolos. Des moines violâtres récitaient des patenôtres. Des jeu-nes filles en coiffes roses riaient avec leurs amants. Des gosses verts et rouges, en attendant le spec-tacle, jouaient au galet dans un coin. Des chevaux pétaradaient. Des cris, des commandements mili-taires s'emmêlaient en diagonale. Un petit vieux à barbe blanche, au premier rang des spectateurs, déjeunait d'une rondelle de saucisson.
Mais là-haut, Jeanne planait au-dessus de cette foule. Elle était de plain-pied avec les plans supérieurs, avec la cime des arbres, avec les toits des maisons. Les clochers lui faisaient face, et le ciel était autour d'elle, était en elle. Elle regardait cette ville, ces mille églises gothiques chargées de den-telles comme des épouses, ces pignons pointus sucés par l'azur, ces tours faites d'aiguilles, cette fabuleuse broderie de pierre ou de diamants, ces joyaux d'art et d'hu-manité. Il faisait doux maintenant, doux et tendre. Des nuages chargés de lait passaient au-dessus des clochers chargés d'or. La brise était délicate comme le souffle d'une vierge. Les arbres municipaux on-dulaient sous leurs charges de feuilles. C'était vrai-ment un beau jour de mai. Des moineaux en chaleur faisaient la voltige d'un orme à l'autre, tour-billonnaient autour du bûcher. L'un d'eux, insolent et frisé, vint se percher sur la tête de Jeanne, sur ses cheveux pareils aux blés. Et Jeanne souriait, heureuse d'un oiseau...
Et ce fut alors que le bourreau mit le feu.
D'en haut, Jeanne le vit, et soudain prise de ter-reur, elle criait (…)

Extrait de Jeanne d'Arc (1925), Œuvres complètes (Grasset), page 347


LE VERT GALANT
Te voici dans ton Midi! Te voici libre!
Là de Nîmes à Pau et de Limoges à Foix, avec Albi, Cahors, Toulouse, est un territoire qui de tout temps se montra accueillant aux doctrines extrêmes, aux dogmes spécieux et durs. Un peuple étrange l'habi-te, maigre et dru, sensuel et fin, tourmenté, tourmen-teur, amèrement passionné. On y parle une langue grosse et brillante, faite pour l'injure et pour le sou-pir. Les mœurs y sont rauques, triviales et pessimis-tes, le cœur volontiers charnel. Un climat brusque, angoissant et fier. C'est par excellence le Paradis de l'hérésie. C'est le Midi.
On dit le Midi. Ily a mille Midis. Du moins en gros, il y en a deux la Provence et l'Occitanie. La Proven-ce est toute gréco-romaine, bien ancrée dans l'ordre de la nature, dans les lois de l'esprit. L'Occitanie au contraire me paraît essentiellement anarchique, ex-centrique, l'âme inquiète et rêveuse, l'imagination vagabonde. Elle est livrée sans merci aux souffles de l'esprit, lequel souffle où il veut. Je l'ai toujours vue, je la vois de plus en plus très wisigothe, avec de forts apports arabes et juifs. Les Wisigoths ont occupe Carcassonne pendant trois siècles (413-719) - trois siècles marquent un pays.


Mon cher Pab,

Ça vous a donc amusé, cette petite phrase <mise à nu> ? Ainsi de tout Jésus II (et ce titre même est un signe, bien sûr). C'est l'histoire d'un fou, ne l'oublions pas, d'un authentique fou (j'appelle fou qui dans ce monde artificiel reste naturel). Les quatre chapitres du livre traduisent à mes yeux les quatre mouvements caractéristiques de tout homme <digne de ce nom.>. Le premier mouvement est l'amour, le pur et simple apostolat: <Homme, réveille-toi ! > Le second mouvement est l'action directe, la jolie croisade. Courir au feu... sauver un oiseau... sauver le monde... Le troisième, en cas d'échec (évident, hélas!) c'est l'appel à l'Autorité (le Pape?): la Politique. Le quatrième mouvement enfin (à la réflexion) c'est le recours au Moi, la terre ferme du Moi, la forteresse du Moi... le suprême recours, le pire, mais le seul... Le maquis de l'âme. La Mystique.

Extrait de Jesus II (1947), Œuvres complètes (Grasset), page 463

LA DELTHEILLERIE

Qui étais-je donc en débarquant à Paris vers 1921 frais émoulu de mes livres et de mes prêtres? Et qu'allais-je faire à Paris? Chercher fortune comme tous les cadets de Gascogne (ou de Languedoc, qui est Gascogne et demie)? Ou, comme disent bravement quelques-uns de mes amis, faire fortune? Mais le savais-je moi-même? En vérité j'allais à Paris du pied droit, automatiquement, comme à ma patrie, comme à ma "vraie vie".
J'étais un paysan à l'état brut, sans racines spirituelles, sans véritable culture, instruit de bric et de broc (école primaire, puis séminaire). Un simple sauvage (non sans affûtiaux), venu tout nu de son patois. J'arrivais en sabots, tout chargé de messes et de raisins. Un ourson mal léché, l'innocent de village. Ourson d'aspect, cathare d'âme, paléolithique de cœur. La juvénilité, l'appétit, la fameuse " maladresse gauloise ", tel était mon lot. Avec quelques dons sans doute, si j'en crois... (et sinon, comment expliquer ce tintamarre autour de l'ourson ?).

Extrait de La Delteheillerie, Grasset (1968)
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